A l'instant où nos curs saignent une fois de plus après
l'exode de notre terre natale l'Algérie, parce qu'il est question
de regrouper les corps de nos très chers disparus en un seul lieu,
un seul mémorial par département, nous, les enfants de Mme
GARCIA Trinité née FORNER le 16/09/1912 à ORAN, décédée
le 14/12/2000, et avec beaucoup de peine, essayons de raconter le calvaire
de Maman.
Ce tragique Jeudi 5 juillet 1962, vers 11 heures, Maman était
à la Grande Poste d'Oran dans la salle des Téléphones
- Télégrammes. Il y avait 4 personnes qui attendaient au
guichet. Une femme enceinte, un homme, Maman et un autre homme. Derrière
le guichet grillagé, se tenait l'employé des Postes chargé
de ce service. Il a transmis le télégramme de la femme enceinte
qui est partie et a commencé de s'occuper du Monsieur. Aussitôt
ils ont entendu des cris, vu des gens qui courraient en disant "
les arabes arrivent, ils tuent tout le monde, cachez vous ". Maman
s'est ruée vers la porte en criant aux 2 hommes de l'aider et ils
ont, tant bien que mal, fermé cette très grande et lourde
porte en bois rustique à l'ancienne et, à tous les trois,
ont fait glisser le verrou dans ses encoches (vieux verrou qui ne servait
plus depuis longtemps puisque la porte fermait avec une serrure à
clé). Durant ce temps, l'employé des Postes a crié
" cachez vous dans les cabines " et s'est enfui par la porte
arrière du bureau qui donnait dans la grande salle principale.
Tous les 3 ont eu le réflexe de s'accroupir dans une cabine téléphonique
différente.
A cet instant des grands coups de pieds, de bâtons etc
se
sont abattus sur la porte. Grâce à Dieu, elle a résisté.
Les cris, les hurlements de peur, de douleur sont devenus plus puissants,
plus insoutenables. Les hurlements de haine, les bruits de coups de feu,
de bastonnades plus intenses, plus fous. Au dehors, une foule, folle furieuse,
cassait et tuait tout ce qui se trouvait sur son passage. Les européens
criaient " au secours ne me tuez pas, ne me battez pas, je ne vous
ai rien fait ". C'était horrible. Elle a entendu un jeune
dire, " je suis métropolitain, ne me faites pas mal "
et une voix répondre durement " avance " puis des cris,
des hurlements de douleur. Cette voix est restée gravée
dans sa tête jusqu'à sa mort. Par les ventaux ouverts tous
les 3 entrevoyaient et entendaient des horreurs indescriptibles. Dans
la grande salle de la Poste la même scène se déroulait.
Cavalcades, cris, pleurs, coups, plaintes, prières, supplications.
Tous les 3 accroupis dans leur cabine respective retenaient leur souffle
et ne parlaient pas de crainte d'être entendus de l'autre côté
du grillage. A plusieurs reprises ils ont entendu crier " il y a
quelqu'un là dedans ". Maman priait, pleurait, appelait Dieu
et demandait à tous les Saints de la sauver de cet enfer.
Cet enfer a duré jusqu'à 17 heures environ. Un mouvement
de voitures et de voix de militaires français s'est fait entendre
disant à la population de ne plus avoir peur qu'ils étaient
revenus, que le calme régnait de nouveau en ville et qu'ils les
assuraient de leur protection. Craignant d'être trompés et
fatigués par tant d'heures accroupis dans ces cabines, ils n'osaient
pas sortir. C'est seulement lorsqu'ils ont entendu la voix du postier
leur dire " vous pouvez sortir, l'armée française est
là, nous sommes sauvés " que les 2 Messieurs sont sortis,
ont ouvert la porte et que l'armée est rentrée. Maman, incapable
de se lever et de marcher a été secourue tant bien que mal
et a repris ses esprits. Elle était exténuée, effondrée,
par tout ce qu'elle avait vu, entendu, souffert dans sa cachette. Le postier,
miraculeusement sain et sauf, a eu la gentillesse de leur demander la
raison de leur venue. Maman allait envoyer ce télégramme
à sa fille, 25 ans, veuve de militaire de carrière, maman
d'une fillette de 2 ans et se trouvant à Clermont Ferrand depuis
le 23/6/1962 : " Tu peux revenir. Tout est calme. Baisers Maman ".
Le postier a déchiré ce télégramme et l'a
transformé en : " Reste en France. Nous partons d'Algérie.
Baisers Maman ".
Lorsque Maman est sortie de la Poste, la place de La Bastille, les rues,
étaient jonchés de cadavres défigurés, égorgés.
Il y avait du sang partout et des bennes étaient là contenant
déjà beaucoup de cadavres entassés les uns sur les
autres. Une horreur....
Où sont ces pauvres et innocentes victimes qui n'ont jamais été
retrouvées et que l'on appelle : des "portés disparus
". Sont-ils tous morts ou reste t'il encore des vivants ?
Lorsque Maman est revenue à la maison vers 19h, seule, fatiguée,
car il lui fallait passer les barrages que l'armée avait placé
pour délimiter les quartiers et éviter les affrontements
ailleurs qu'en centre ville, elle a trouvé Papa, son fils aîné,
et sa belle fille désespérés et en larmes tant ils
étaient persuadés de sa mort.
Bon nombre de voisins, d'amis et plusieurs centaines d'autres personnes
ne sont plus rentrés chez eux ce jour là et les familles,
encore de nos jours, ne savent pas ce qu'ils sont devenus. Elle s'est
souvent posée des questions comme : " Pourquoi cette tuerie
? " " Qu'est devenue la femme enceinte ? " " Le jeune
métropolitain a t'il été tué ? " "
Les centaines d'autres qui hurlaient, suppliaient, étaient battus,
où sont ils ? "
" Pourquoi, qu'avaient ils fait ? Qu'avions nous fait ? Nous qui
aimions tant notre pays, ses habitants -quels qu'ils soient- et qui ne
voulions que vivre en paix ".
Souvent, très souvent, elle racontait sa triste histoire à
ses enfants, petits enfants, voisins, amis et chaque fois son visage était
empreint de peine, de tristesse et d'interrogations. Très croyante,
nous savons qu'elle remerciait Dieu de l'avoir protégée
ce jour là et répétait " Je suis une rescapée
du 5 juillet 1962 à ORAN , mais avoir vu et entendu tant d'horreurs,
c'est à en devenir folle ".
Lorsqu'en janvier 1996, elle est tombée malade et que sans cesse
elle disait " fermez les portes et les fenêtres, les arabes
vont arriver et vont nous tuer tous. Ils sont derrière la porte,
vous ne les entendez pas ? " nous avons compris que vraiment ce douloureux
5 juillet l'avait marquée à tout jamais. Quelques mois après,
la sentence est tombée : " Maladie d'Alzheimer ". Jusqu'à
sa mort en décembre 2000, elle n'a cessé de répéter
cette triste phrase et d'avoir peur pour elle, pour nous.
Maman était une femme de petite taille mais forte de caractère,
intelligente, accueillante et chaleureuse, elle ne méritait pas
ce vécu dans cette Algérie qu'elle aimait tant et cette
douloureuse fin.
Nous avons beaucoup de peine mais ce qui nous réconforte, c'est
que Maman repose en Paix en France, auprès de Papa, et pas dans
un mémorial loin de nous.
Fait le 14 avril 2005
|