J'habitais boulevard de Lattre de Tassigny au "Commodore" et
ce matin 5 juillet, nous nous promenions, ma femme et moi, en ville. Rue
d'Arzew, Bd. Clémenceau, Place d'Armes. II y avait du monde, beaucoup
de monde: c'était la grande liesse pour les Algériens, et
nous étions un peu étourdis par les you-you ! Je dois dire
qu'à ce moment-là (entre 11 h. et 12 h.) nous ne ressentions
aucune inquiétude; nous passions inaperçus. Personne ne
portait une attention particulière aux Français.
Vers 12h1 5, nous étions au "Restaurant du Midi" rue
d'Alsace-Lorraine... Nous mangions tranquillement quand, brusquement,
des coups de feu claquent, très proches. Un client s'est levé
et est allé voir dans la rue et est revenu en disant : Ils tirent
dans les maisons. Puis il a tiré le rideau de fer. Est-ce ce geste
qui a tout déclenché? Je ne sais. Toujours est-il qu'une
rafale de mitraillette a été tirée dans le restaurant.
La panique...
Nous nous retrouvons tous dans les cuisines. Une serveuse est passée
par une lucarne. Comment ? Elle doit se le demander encore aujourd'hui.
Un collègue s'est retrouvé, vite fait, sur le toit... Finalement
nous nous sommes alignés, sous la menace des fusils et revolvers
contre le mur du magasin Meslot, les bras en I'air. Devant nous, des individus
excités, hargneux, gesticulaient l'arme à bout de bras.
Vont-ils tirer ?
Non ! Mais nous n'en menions pas large. Une femme a été
tuée par la rafale et un militaire blessé.
Les femmes ont été libérées et invitées
à gagner leur domicile (Jugez de leur état d'esprit !).
Les militaires français ont été relâchés
également.
Quant à nous, sur deux rangs, les mains sur la nuque, bien encadrés,
nous remontions la rue. De temps en temps des coups de feu étaient
tirés, en l'air, pour nous faire peur peut-être, pour nous
intimider... C'était réussi mais du moment que nous entendions
les coups, pas de souci à se faire... du moins dans l' immédiat.
Un bus est arrivé; on nous a invités à monter pour
nous conduire au Commissariat Central. Là, en descendant du car,
certains, les plus jeunes, ont été bousculés, puis
tout le monde fut parqué sur le trottoir... Et nous attendions,
nous attendions sous le soleil. On nous a apporté de l' eau pour
boire. Nous étions observés par des résistants de
la "25° heure" et certains ont commencé à
tomber la veste pour venir nous tabasser.
J'ai reconnu mon marchand de légumes du marché d'Eckmühl
mais un soldat de l'ALN s'est planté devant eux, arme croisée
sur la poitrine et a dit: "Vous me passerez sur le corps avant de
les toucher !" Ils n'ont pas insisté et nous n'avons à
aucun moment, été brutalisés.
Un officier, le commandant Rognoni, si ma mémoire ne me fait pas
défaut, discutait avec les autorités du FLN de sa propre
initiative. Après des heures de palabres, ce courageux commandant
nous a rassemblés et conduits à la caserne de recrutement,
derrière le commissariat. II a fait réquisitionner des autobus.
Nous avons été groupés par quartiers, embarqués
dans des cars et sous la protection de sentinelles françaises,
conduits vers nos domiciles. Je suis arrivé chez moi vers 18 heures.
Ma femme m'attendait, dans quel état ?
Je dois dire que nous revenons de loin et que nous avons eu beaucoup de
chance. La baraka, quoi !
André LERME
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