(P. 115 et suivantes)
Madame Fernandez nous a donné un récit particulièrement
précis des circonstances de son départ, avec sa famille,
d'Oran, après la terrible journée du 5 juillet. On comprendra
mieux, après l'avoir lu, les difficultés auxquelles se sont
heurtés les "rapatriés". Les caractères
se sont révélés dans l'adversité et la solidarité
entre les pieds-noirs n'a pas été un vain mot, du moins
dans la majorité des cas. Mais l'arrivée en France... Lisez
plutôt :
Après la grande frayeur du 5 juillet, nous décidons,
la mort dans l'âme, de nous préparer à partir, à
faire comme des milliers de gens avant nous fuir ce pays qui ne voulait
plus de nous, pour rejoindre cette terre qu'on nous avait appris à
tant aimer, car elle était notre "mère patrie",
et pour nous même le pays de nos ancêtres maternels, et où
nous n'étions jamais allés...
Nous nous mîmes à rassembler ce qui paraissait le plus important
: tout d'abord les papiers personnels. Puis, ce fut le tour de notre trousseau.
Celui de ma sur et le mien, surtout le mien, car j'étais
la plus vieille et, selon la coutume de l'époque, j'étais
censée me marier la première. Donc, Maman avait fait de
gros sacrifices pour rassembler toutes ces paires de draps, ces serviettes
de toilette, gants, torchons de cuisine et autres couvertures... Elle
avait mis des mois et des mois pour amasser ces trésors, car elle
avait tout acheté à un kabyle qui venait à peu près
tous les mois à Lourmel. C'était un colporteur. Il portait
sur son épaule un énorme ballot, et une grosse valise à
l'autre bras, et, dedans, on trouvait de tout. A part le linge cité
plus haut, on y trouvait également des tabliers scolaires, des
vêtements de corps, etc... Il était très arrangeant.
Maman y avait un crédit permanent, elle réglait comme elle
pouvait, au gré des rentrées d'argent. Parfois, il poussait
même à l'achat, disant : "Si tu ne peux pas payer, ce
sera pour la prochaine fois" et il se tapait la poitrine en disant
: "Allah, j'ai confiance..." Il sillonnait ainsi tout le département.
Parfois, il restait plusieurs mois sans venir : il était retourné
chez lui, en Kabylie, dans sa famille. Je peux dire que c'est beaucoup
grâce à lui que Maman a pu nous habiller, lorsque nous étions
enfants, et constituer notre trousseau plus tard. Donc, ce trousseau représentait
une petite fortune et Maman voulait essayer de le mettre en lieu sûr.
Elle trouva une grosse malle en bois, très solide, nous y entassâmes
tous ces trésors, la ficelâmes solidement, et grâce
à la complaisance de nos voisins, nous y inscrivîmes l'adresse
d'amis qui s'étaient déjà installés dans la
région parisienne et qui s'étaient proposés de réceptionner
leurs colis. Nous ne les connaissions même pas. Mais avions-nous
le choix ?
Marcel, l'un de nos voisins et amis, réussit à obtenir d'un
de ses patrons qui possédait une 403 camionnette, l'autorisation
de faire un voyage jusqu'au port pour y faire embarquer leurs affaires
et les nôtres. C'est ainsi que nous descendîmes, Marcel au
volant, sa sur Lucie et moi dans la 403 chargée à
bloc de caisses de cartons et de bagages de toutes sortes (matelas ficelés,
etc...). Le port était distant d'une dizaine de kilomètres
de la villa. Nous avons effectué le trajet sans encombre, mais
dans une ville morte, où le drame pouvait surgir à tout
moment. Sur les quais du port, une pagaille indescriptible. Beaucoup d'animation.
Beaucoup de pauvres gens comme nous tentaient de faire expédier
leurs maigres biens. L'enregistrement de nos paquets ne fut pas une mince
affaire. Il fallut que Marcel donne de la voix et des coudes car il y
avait beaucoup de monde et peu d'employés qui étaient sur
les nerfs. Nous avons appris par la suite qu'à la fin de la journée
aucun enregistrement de bagage n'était plus possible. Nous l'avions
échappé belle... Nous ne nous sommes pas attardés
en ville. L'atmosphère ne s'y prêtait pas.
De retour à la maison, chacun regagna son foyer et la journée
s'acheva sans incident notable. Seuls, les camions militaires sillonnaient
les rues en lançant par haut-parleur : "Oranaises, Oranais,
gardez votre calme et votre sang-froid, l'armée est là et
vous protège !... "
Après une nuit passée en semi-éveil, craignant le
pire, à chaque instant, au moindre bruit, nous voilà au
matin du 7 juillet. Nous commencions à nous faire du souci pour
le ravitaillement : depuis plusieurs jours, nous vivions sur les réserves
de conserves, car tous les commerces alentours avaient fermé ou
avaient été pillés, incendiés. Il n'y avait
plus de pain. Alors, ce matin-là, ma sur Françoise
et moi-même prîmes une décision héroïque,
ou "folle" ? de "descendre" en ville, faire quelques
courses. Nous prîmes le bus qui nous déposa au centre ville.
Nous avons eu la chance de trouver quelques magasins ouverts, nous avons
acheté, entre autres choses, des poivrons, des tomates, de la longanisse,
du pain... De quoi réaliser un vrai festin. Nous nous sommes même
offerts le luxe d'acheter un 45 tours, un "tube" à la
mode. Mais voilà qu'au moment de repartir, il n'y avait plus de
bus. Nous dûmes rentrer à pieds, la peur au ventre...
Maman toute heureuse de cette nourriture fraîche, s'affaira à
la cuisine, les bonnes odeurs commencèrent à nous chatouiller
les narines, une délicieuse odeur de frita à la longanisse.
Il devait être vers les 16 heures. Malgré ses occupations,
Maman remarqua un remue-ménage inhabituel dans la rue : des camions
militaires passaient toujours à un rythme plus ou moins long, mais
ils ne diffusaient plus de messages apaisants; ils avaient des civils
à bord, dont certains pleuraient. Maman intriguée, revint
dans sa cuisine et nous raconta ce qu'elle venait de voir car nous, les
jeunes, n'avions rien remarqué. Lorsqu'une nouvelle vague de camions,
3 ou 4 en convoi, se présenta de nouveau dans la rue, Maman sortit
et interrogea l'officier : "Que se passe-t-il ? Vous évacuez
les gens ?" "Pas spécialement, répondit l'officier,
mais nous ne pouvons plus assurer votre sécurité, alors,
si vous le désirez, nous devons faire une nouvelle rotation dans
1 heure à 1 heure 30, tenez-vous prêts, nous vous emmènerons."
Nous rentrâmes, consternés. Pendant de longues minutes, nous
nous sommes demandés ce que nous allions faire. Nous étions
hébétés, éperdus. Et que cela sentait bon,
dans la marmite !... Puis, nous avons repris nos esprits, nous avons consulté
les voisins, et, ensemble, nous avons décidé de tout abandonner.
En hâte, nous avons regroupé les objets les plus précieux,
rempli les quelques valises en notre possession et, ça se remplit
vite une valise quand il y a tant de choses auxquelles on tient... Ce
qui a constitué toute une existence. Qu'il est cruel, le choix
! Pourquoi ceci et pas cela ? Les valises étaient à peine
bouclées que le convoi s'annonçait au coin de la rue. Consciencieusement,
nous avons éteint le feu sous la marmite où mijotaient longanisse,
poivrons, tomates. Frita ô combien odorante. Maman a fermé
le robinet du gaz et coupé l'électricité... Après
un dernier regard à tout ce qui restait encore, Maman ferma la
porte à clef : on ne sait jamais et si on pouvait revenir ? Les
soldats nous aidèrent à nous hisser dans les camions bâchés,
avec nos valises. Ils étaient débordés, les pauvres,
et impuissants devant tant de détresse. Les voisins, au complet,
avaient pris place à bord : la famille Cheval, les parents et les
trois enfants : Jean-Claude, Guy et Paule. Ainsi que la famille Fernandez
: les parents et leurs deux enfants, Marcel et Lucie. Il y eut peu de
pleurs au moment du départ, on ne réalisait pas complètement;
c'était plutôt l'abattement, ou bien l'impression de la fin
d'un cauchemar : on verrait bien après !... Le voyage en camions
ne fut pas bien long : ils stoppèrent dans la cour de l'Ecole Normale
d'instituteurs d'Eckmùlh, quartier d'Oran pas très éloigné
de Maraval. Il était environ 19 heures et il faisait encore grand
jour.
Nous avons retrouvé là plusieurs dizaines d'autres âmes
en peine qui venaient de tous les quartiers périphériques,
dont beaucoup avaient échappé au massacre du 5 juillet et
qui étaient sans nouvelles de certains membres de leurs familles,
car, dans le sauve-qui-peut général, ceux qui avaient pu
échapper à la tuerie, s'étaient réfugiés
où ils avaient pu... L'Ecole Normale, occupée par l'armée
(NDLR : française) était donc un centre de transit. On attendait
d'être acheminés vers le port ou l'aéroport. Il régnait
un climat de désolation. Les gens erraient dans la cour. Quelques
groupes se racontaient leur triste aventure. Dans un coin, une dame, assise
sur une chaise pliante, la tête entre les mains, laissait libre
court à son chagrin.
Ce fut bientôt l'heure du souper et les militaires se démenaient
comme des diables pour essayer de trouver suffisamment de nourriture pour
faire face à toutes ces arrivées, car rien n'avait été
prévu. Et nous, dont l'estomac commençait à grincer,
nous avions encore l'odeur de la frita dans les narines. Nous avons dû
nous contenter de pâtes (des coquillettes cuites à l'eau
salée, et trop cuites) et de pommes au dessert. Pour dormir, ce
fut plus facile : il y avait les dortoirs de l'école, et chacun
put avoir un lit. Je peux dire que cette nuit là, nous l'avons
appréciée : nous nous sentions enfin en sécurité,
après toutes ces nuits de veille et d'angoisse, à redouter
de voir surgir à tout moment ces hordes assoiffées de sang...
Nous avons pu récupérer de nos fatigues.
Au matin du 8 juillet, nous eûmes droit au même régime
que les militaires : nous avons partagé avec eux leur "jus
de chaussette", avec quelques galettes. Le plus dur était
de trouver de quoi nourrir les jeunes enfants et les quelques bébés.
Dans la matinée, Maman, fatiguée d'errer dans la cour ou
les couloirs de l'école, désespérée devant
le désarroi des militaires pour assurer le ravitaillement de tous
ces gens dont le nombre avait encore augmenté, d'autres convois
étant arrivés tôt le matin, et, sachant que nous avions
laissé dans le placard de la villa, des dizaines de boites de conserve,
des paquets de pâtes, des bouteilles d'huile, etc... alla trouver
l'officier de service pour lui demander l'autorisation de partir avec
le prochain convoi qui redescendait sur Maraval afin de récupérer
tout ce qui pouvait l'être.
La discussion ne fut pas facile, l'officier disant qu'ils avaient tant
à faire et puis il y avait les risques. Maman était très
diplomate. A force d'arguments, elle réussit à obtenir l'autorisation.
Nous prîmes donc place, Maman, Françoise et moi dans un camion
prêt à effectuer une nouvelle rotation. Par mesure de sécurité,
le camion était entièrement bâché. Arrivés
à la villa, il fallut faire vite pour remplir la lessiveuse de
toutes les provisions que nous avions laissées. Les militaires
nous aidèrent. La frita était toujours dans sa marmite,
sur le réchaud à gaz, nous n'avons même pas eu l'idée
de l'emporter. Puis, avec le cur gros en voyant tout ce que nous
laissions, nous avons refermé la porte à clef et nous sommes
remontés dans le camion. La rue était déserte, un
lugubre silence régnait.
De retour à l'école, le contenu de la lessiveuse fut fort
apprécié; mais hélas, il en eut fallu 10, 100 fois
plus. Vers midi, les militaires vinrent " réquisitionner "
les demoiselles pour une corvée de pluches, nous en fumes ! et,
tout en pelant les patates, ils essayaient de plaisanter, de faire connaissance,
afin de nous remonter un peu le moral. Les personnes âgées,
et il y en avait beaucoup, étaient désemparées. Elles
erraient dans la cour, hagardes, cherchant un coin d'ombre, car il faisait
très chaud, ou bien restaient dans les dortoirs, à broyer
du noir. L'après-midi s'écoula lentement, en compagnie de
nos voisins : Marcel, Lucie, Paule, ma sur Françoise et moi
allions et venions essayant de faire passer le temps. Alors que de nouveaux
arrivants venaient grossir le nombre, déjà important, de
déracinés. Un convoi était déjà parti,
emmenant des volontaires au départ par avion, à l'aéroport.
Il était revenu quelques heures plus tard, ramenant tous ses occupants
: il y avait foule devant l'aéroport et aucun avion en partance,
alors, ils avaient préféré revenir à l'école
où ils étaient plus en sécurité.
Il y eut de nombreux enlèvements d'européens qui faisaient
la queue en dehors de l'aéroport qui était saturé.
Vers 18 ou 19 h, un haut-parleur demanda s'il y avait des volontaires
pour descendre au port. Etaient prioritaires les familles où il
y avait de jeunes enfants, ou des personnes âgées. Huguette
n'ayant que 6 ans, Maman alla se porter volontaire. L'autorisation fut
accordée et nous dûmes nous séparer de nos voisins
qui, eux, n'avaient pas la même chance, n'ayant que des adultes.
Nous eûmes, malgré tout le réflexe de fixer sur la
pellicule (un modeste petit Kodak où il ne restait que quelques
poses : il fallait bien faire le choix, ne pas prendre n'importe quoi)
notre groupe au moment de la séparation, car nous ignorions si,
un jour, nous pourrions nous revoir. Les militaires groupèrent
tous ceux qui avaient été désignés pour partir
et nous firent monter dans les camions. L'école ayant reçu
de nombreux arrivants dans la journée, était saturée,
il fallait faire de la place.
Le convoi s'ébranla, tous les camions bâchés nous
traversâmes toute la ville dans un état de torpeur; très
peu de circulation, seuls les véhicules militaires troublaient
le silence. Nous arrivâmes au port. Le port était clôturé
par d'épaisses grilles d'enceintes. Le lourd portail fut ouvert
pour laisser le passage à nos camions, puis refermés aussitôt
après. L'entrée était gardée militairement.
Nous descendîmes avec nos maigres bagages et le spectacle qui s'offrit
à nous était désolant : ça et là des
caisses, des ballots, des objets les plus hétéroclites parfois,
autour desquels se tenaient des groupes de gens, des familles plus ou
moins complètes, accablés, incapables de réagir parfois.
Ils attendaient ! là, certains depuis plusieurs jours, ! le bateau
qui voudrait bien arriver pour les emmener enfin de ce cauchemar (les
dockers CGT de Marseille, hostiles à notre arrivée en métropole,
s'étaient mis en grève depuis plusieurs jours et aucun bateau
n'était en vue).
Tous ces gens étaient groupés autour du bâtiment de
l'amirauté afin d'être le plus éloignés possible
du boulevard qui longeait le port d'où des coups de feu pouvaient
encore être tirés en représailles. Nous nous frayâmes
un chemin à travers tout ce déballage, à la recherche
d'un petit "coin tranquille"; car la nuit commençait
à tomber et il nous faudrait camper là, sur les quais. Nous
trouvâmes un petit trou, dans cette foule, près d'un banc
de bois. Nous groupâmes nos valises et nous installâmes tout
autour. Les militaires allaient et venaient, ils essayaient d'apporter
un peu de réconfort, questionnaient les gens pour s'informer de
leurs désirs, de leurs besoins, mais leurs moyens étaient
très limités aucune organisation sanitaire,. Seul un poste
de secours de première urgence fonctionnait au 1er étage
du local de l'amirauté. Ils se débrouillèrent pour
nous trouver à souper : ils nous amenèrent ce qu'ils appelaient
"du singe" : des boites de corned-beef et quelques paquets de
galettes militaire. Ce n'était ni appétissant, ni très
nourrissant, mais il n'y avait rien d'autre. Certaines personnes ne pouvaient
s'empêcher de se révolter devant cette misère, parfois
des coups de colère éclataient de ci de là, mais
la majorité était plutôt abattue et résignée.
Vers 21 h, un haut-parleur annonça qu'il y avait au premier étage
du bâtiment de l'amirauté, un service d'accueil pour personnes
âgées ou handicapées, ou pour ceux qui avaient de
jeunes enfants, où ils pourraient se reposer. Maman décida
de s'y rendre avec Huguette afin, se dit-elle, d'essayer de dormir un
peu. Papa était complètement "déboussolé".
Il parlait peu, ne réagissant plus, nous étions autour de
nos bagages se demandant comment faire pour se reposer. Des gens s'étaient
couchés, à même le sol, la tête sur une valise
d'autres assis dos à dos somnolaient... Finalement la fatigue se
faisant sentir, papa se pelotonna sur les valises et s'assoupit. Françoise
et moi n'avions pas sommeil, nous étions trop énervées,
nous décidâmes de marcher un peu, d'aller prendre l'air.
La nuit était chaude, étoilée, on y voyait très
bien. Tout d'un coup, nous sommes attirées par des éclats
de voix, des rires, des applaudissements, nous nous approchons et nous
voyons un jeune garçon d'une quinzaine d'années une guitare
sèche dans les bras et qui jouait et chantait avec fougue et enthousiasme,
tout heureux d'apporter à ceux qui l'entouraient un peu de bonheur
et d'évasion, ne fut-ce qu'un instant. Soudain une jeune fille
nous interpella, "Françoise, que fais-tu là ?"
C'était une amie de lycée qui habitait également
Maraval et qui avait été amenée là sur le
port avec sa mère. Elles étaient sans nouvelles du père
qui, étant soupçonné d'appartenir à l'OAS,
était recherché par le FLN. Il avait été prévenu
on ne sait par quelle source, aussi avait-il disparu, et la famille ignorait
s'il avait pu fuir, s'il avait été tué .. Elles étaient
dans l'angoisse. La copine se joignit à nous et nous repartîmes
nous promener sur les quais du port. Je portais autour du cou mon poste
à transistor (un Optalix que j'avais acheté à grands
frais dans un foyer militaire par l'intermédiaire du frère
d'une collègue de travail lorsque j'étais à Alger
chèques).
Nous écoutions Europe 1 qui diffusait un programme de musique ininterrompu.
La nuit était belle, claire, chaude, le ciel très pur laissait
ressortir la clarté des étoiles. Parfois, on les croisant,
on se faisait chahuter par les militaires qui. malgré cette, détresse,
n'en restaient pas moins des hommes. Il était près de minuit,
nous décidâmes de nous asseoir au bord du quai, les pieds
ballants au-dessus de cette eau glauque. Nous nous racontions les derniers
événements La copine de ma sur était très
choquée le sort de son père l'obsédait. De plus,
elle avait dû subir, avec sa mère, un interrogatoire serré
d'un groupe de fellaghas qui avait fait irruption dans leur appartement
à la recherche du père. N'obtenant pas d'informations précises,
ils avaient tout cassé dans la villa. Ils avaient même lacéré
tous leurs vêtements dans la penderie. Elles étaient parties
avec ce qu'elles portaient sur elles. Encore il fallait qu'elles s'estiment
heureuses "ils ne leur avaient fait aucun mal et leur avaient laissé
la vie sauve... Et malgré cela elles avaient gardé un certain
humour : la maman nous raconta ce qui lui était arrivé quelques
heures auparavant : prise d'un besoin naturel et pressant, les sanitaires
trop peu nombreux ou bien encombrés et obstrués, et passant
devant un poste occupé par des CRS confortablement abrités,
elle leur demanda poliment la permission d'accéder à leurs
toilettes. Le gars de garde, fort peu aimable lui demanda d'un ton autoritaire
de déguerpir et d'aller ailleurs. "Ah. c'est comme cela, dit-elle
avec force, et bien messieurs (entre-temps d'autres CRS étaient
arrivés des fois qu'on veuille les agresser) ceux qui veulent se
tourner se tourne, ceux qui veulent regarder, voilà !" et
elle releva ses jupes et se laissa aller le plus simplement du monde.
Une fois soulagée, elle se tourna vers le poste de garde seul le
planton était là. Elle s'en alla avec sa fille, heureuse
d'avoir bravé ceux qui nous avaient fait tant de mal.
Le temps passait lentement : nos pieds se balançaient toujours
au-dessus de cette mer que nous allions être obligés de traverser,
mais quand, et comment quand soudain la radio nous sortit de notre torpeur
: la voix de Gilbert Becaud clama :" Et maintenant, que vais-je faire
? Maintenant que sera ma vie ?" Nous nous levâmes, les jambes
un peu engourdies et nous reprîmes notre promenade. Tout autour
du bâtiment de l'amirauté ce n'était que spectacle
de désolation. On voyait pêle-mêle des valises, des
matelas en boule, des paquets et. recroquevillés parmi tout cela,
des corps humains en proie à un sommeil agité ou bruyant.
Nous commencions nous aussi a avoir sommeil. Nous prîmes congé
de notre copine qui "campait" un peu plus loin, et arrivâmes
à l'endroit où Papa et Guy sommeillaient. Nous nous sommes
tapies à cote d'eux, cherchant à prendre quelque repos.
Le 9 juillet
Le repos fut de courte durée car le soleil se levait tôt
à cette époque, et nous étions en plein du côté
baigné par le soleil. Nous nous levâmes courbatus et encore
tout ensommeillés. Tout autour de nous les gens s'étiraient
dans des bâillement sonores. Des enfants pleuraient, de vieilles
personnes gémissaient, se lamentaient. Nous commencions à
reprendre nos esprits quand maman arriva avec Huguette aux bras. Elle
était fourbue, tout son corps lui faisait mal. En fait d'accueil
elle avait dû passer la nuit sur un banc de bois, c'est tout ce
qu'ils avaient pu lui offrir "en haut" ; aussi décida-t-elle
de rester avec nous si nous devions passer une nouvelle nuit ici. . Les
militaires commençaient déjà à s'affairer
auprès de nous, s'inquiétant de savoir comment nous allions.
Très aimablement, ils partagèrent leur " jus "
avec ceux qui en avaient fait la demande. Il n'était pas fameux
mais c'était toujours ça et il n'y avait pas d'autre solution.
Mais le comble fut quand on voulut aller aux toilettes : devant l'entrée
des dizaines de personnes faisaient la queue. II n'y avait que 3 lavabos
et 3 WC avec cuvette turque. Par bonheur, ils fonctionnaient encore, malgré
le débit qu'ils devaient subir subitement.
Notre tour arrive enfin, il ne fallait pas être pressé (les
jours de jeune précédents avaient du bon !) Pas question
de faire de toilette, juste un petit débarbouillage du visage histoire
de se réveiller et il fallait laisser la place. II y eut de nombreuses
bousculades. Nous avions remarqué que beaucoup de gens avaient
avec eux des matelas roulés tels des saucissons. Certains avaient
même, des petits meubles et jusqu'à des frigos. Maman nous
dit "si l'on pouvait retourner à la villa, on essaierait de
ramener encore quelques choses". Nous approuvâmes et Maman
partit à la recherche d'un officier pour demander l'autorisation
d'emprunter le prochain convoi qui faisait toujours la navette pour ramener
les volontaires au départ. Elle trouva enfin un capitaine qui voulut
bien l'écouter, mais la. discussion fut longue, il avait tant à
faire, il était débordé. Maintenant que nous étions
là, pourquoi vouloir retourner. Maman me suppliait d'accepter.
A bout d'arguments, elle lui dit que son frère était capitaine,
comme lui. qu'il avait dû fuir parce qu il était menacé
et que c'est chez lui que nous voulons nous rendre afin de lui sauver
quelques affaires. A bout de patience, il se laissa fléchir et
nous indiqua l'heure du prochain convoi.
Nous nous préparâmes, Maman, Françoise et moi. Papa
voulait venir aussi, mais Maman lui dit qu'il fallait que quelqu'un restât
avec Guy et Huguette. Je me rappellerai toujours les suppliques de Papa
demandant qu'on lui ramène son violon. Nous montâmes de nouveau
à bord d'un GMC en partance pour la Cité Maraval. Nous arrivâmes
à la villa en constatant que la physionomie de la rue avait changée
: de jeunes arabes jouaient sur les trottoirs (c'était une rue
essentiellement peuplée d'européens auparavant) et des mauresques
étaient dans les cours des villas. En un éclair, nous avions
compris : les villas désertées par leurs habitants étaient
déjà occupées.
Par bonheur, la nôtre était encore libre. Nous y sommes entrés,
accompagnées de quelques militaires. Nous étions à
peine arrivés que nous fumes subitement entourés d'arabes.
Ils s'étaient engouffrés dans la villa à notre suite.
et nous talonnaient de pièce en pièce. L'inquiétude
commença à nous gagner ainsi qu'une sourde colère.
Les militaires, irrités, nous disaient de nous dépêcher.
D'un coup d'il, nous avons fait un bref inventaire de ce que nous
pourrions emporter, et tout à coup je vis ma sur debout sur
le lit, attraper le bout du matelas et le rouler en boule en une fraction
de seconde, un bout de ficelle et voilà.. Avec Maman nous fîmes
de même avec 2 autres matelas en prenant soin d'y enfermer une ou
deux couvertures et le manteau d'Huguette (en plein été).
J'avais mal au cur de voir tout ce qui restait, le mobilier de mon
oncle, qu'il n'avait pas eu le temps d'expédier en métropole,
et le nôtre.
Les sacrifices de toute une vie qui allaient rester là; de plus,
là présence des arabes m'irritait profondément et
dans un élan do colère, alors que je me trouvais seule dans
la salle à manger, je pris un abat-jour appartenant à ma
tante et le lançais contre le mur. Il explosa dans un bruit de
verre brisé. J'avais envie de tout casser, de mettre le feu, si
nous ne pouvions pas l'emporter pourquoi en profiteraient-ils ? Mais alertée
par la casse, Maman accourut et soudain fui prise d'une crise de nerfs
et je me calmais malqré moi. Enfin, la tension étant encore
montée avec les arabes, les militaires nous intimèrent l'ordre
de partir. Nous jetâmes un dernier regard surtout ce qui restait
: le piano de Gérard qui trônait dans la salle à manger
au centre de tout ce désordre d'affaires que nous n'avions pas
eu le temps de ranger.
Combien de fois, enfant, avais-je rêvé d'en posséder
un ? Aussi chaque fois que nous rendions visite à la famille Bouet,
mon premier plaisir était d'aller vers ce piano pour y pianoter,
ce qui agaçait particulièrement ma tante car, naturellement,
je ne savais pas en jouer et je faisais n'importe quoi. Mais quand Gérard
était libre, je lui demandais de me jouer quelques morceaux et
il s'exécutait de bonne grâce; il jouait très bien...
Ouvrant un placard, je m'arrêtais devant les 4 encyclopédies
si chères à Papa. Mais comment prendre cela c'était
si lourd ! Sur une autre étagère, 2 machines à écrire
: l'ancienne, une Remington de Papa et une toute récente qu'un
monsieur lui avait prêtée pour qu'il lui frappe une thèse.
Tout naturellement, je pris la plus récente. Je l'ai regretté
par la suite car, rentré en métropole, Papa se remit en
contact avec le propriétaire de la machine qui vint la chercher
quelques mois plus lard, sans aucune compensation. Papa avait fait preuve
d'un excès d'honnêteté. Cela est louable en soi, mais
vu les circonstances dans lesquelles nous l'avions sauvée, j'en
ai eu des remords. Si nous avions sauvé celle de Papa, nous l'aurions
encore.
Soudain, j'aperçois le violon de Papa, dans son étui, sur
un meuble. Que se passa-t-il? Quelle force maléfique m'empêcha
de l'empoigner et me sauver avec ? Je ne le saurai jamais et ce sera toujours
pour moi un remords que je parviendrai jamais à oublier. "
On part ! " hurla l'officier car les arabes se faisaient de plus
an plus exigeants et menaçants. Ils nous entouraient et voulaient
absolument qu'on leur donne les clefs de la maison. Maman s'y refusa.
Tout le monde sortit, Maman ferma la parle et nous montâmes dans
les camions qui démarrèrent rapidement sous les invectives
des arabes. Cette fois nous avions compris que l'on ne pourra plus jamais
revenir dans la villa.
En chemin le convoi s'arrêta, pour charger encore quelques "candidats"
au départ, et nous voilà de nouveau sur le port. La première
question que posa Papa fut "Ou est mon violon ?" devant notre
silence, II se fâcha, se mit à crier, puis à gémir
: "C'est pour cela que je voulais y aller aussi ! Je ne m'étais
jamais rendu compte à quel point il tenait à ce violon;
il devait représenter pour lui des souvenirs puissants, ineffables
dont il ne nous a jamais parlé. Et voilà qu'il devait s'en
séparer à jamais. J'étais honteuse et mortifiée.
Les jours qui suivirent, je le sens si malheureux par la perte de ce violon
qu'à peine installée à Pradelles, je n'avais qu'une
idée en tête : retourner à Oran, retourner chercher
ce violon. C'était une obsession, mais à Pradelles nous
étions un peu enfermés, la mer étant loin
Je
reste persuadée que si nous étions restés quelques
jours à Marseille, j'aurais était capable de reprendra le
bateau pour aller chercher l'objet de tous ses tourments. Quand quelques
mois plus lard nous fûmes réunis à Charolles, mon
premier souci fut de commander à Paris chez Paul Beusher, un violon
identique à celui qu'il avait. Il fut touché du geste, mais
il le considère toujours comme " un violon " et non pas
SON violon et ne consentit à en jouer que très rarement.
Les militaires avaient descendu du camion les dernières affaires
que nous venions de récupérer. Nous avons pu attacher plus
solidement les matelas grâce à la complaisance d'autres naufragés
comme nous qui nous donnèrent un peu de ficelle. On récapitula
tout ce que nous avions pu sauver : 3 matelas, quelques couvertures, quelques
valises bourrées de linge, mon poste de radio et un vieil appareil
photo Kodak à soufflet appartenant à Papa. Maman avait également
fait charger par les militaires une grosse malle appartenant à
mon oncle qui avait du en faire des voyages de part le monde lorsqu'il
était en opération à Djibouti, en Indochine et ailleurs.
C'est tout ce que nous avions pu sauver. Ma tante nous apprendra par la
suite qu'elle avait été très heureuse da recevoir
cette malle, mais hélas, elle ne contenait que des objets sans
valeur qu'elle avait entassé la en hâte alors que des souvenirs
d'une richesse inestimable, puisque provenant des différente voyages
de mon oncle étaient restés dans des cartons dans la villa.
La journée se poursuivit sur le port où la cohorte de déracinés
ne cessait de grossir. Les parents restaient auprès de nos affaires.
Las, éreintés. Françoise et moi faisions encore une
fois le tour des quais pour la centième fois. La situation était
de plus en plus pénible; les militaires n'avaient plus rien à
nous donner à manger, ils avaient déjà beaucoup puisé
sur leur stock. et de plus les sanitaires étaient inutilisables,
engorgés et toujours pas de bateau annoncé. Nous dûmes
passer une 2ème nuit sur le port. Celle fois on put mieux s'organiser
: nous avions mis les matelas côte à côte ainsi que
les valises et chacun se blottit tant bien que mal essayant de se reposer
un peu. J'étais fatiguée, mais malgré cela le sommeil
était lent à venir, c'est ce qui arrive quand on a accumulé
fatigue et angoisse. Nous étions là tous, entassés
comme des bêtes, des milliers de malheureux hébétés
qui se demandaient ce qui leur arrivait et ce qu'ils allaient devenir.
La lune brillait tout là-haut, L'air était doux. Sur la
colline on apercevait Santa Cruz. Sainte Vierge, pourquoi avez-vous laissé
faire tout cela. Qu'avons-nous fait de si grave pour être ainsi
rejeté ?
L'aube arriva enfin. Nous avions peu dormi, nous étions tout
engourdis. Le "camp" se réveilla peu à peu; les
militaires allaient et venaient pour s'assurer que tout "allait bien".
Ils proposèrent du café à ceux qui le désiraient.
Et ce fut le défilé infernal aux toilettes. II y eut des
cris, des injures et même des empoignades car il n'y avait pas de
place pour tout le monde et ils étaient dans un tel état
Notre 3ème journée sur le port venait de commencer. La tension
nerveuse augmentait. Nous nous demandions combien de temps ce cauchemar
allait durer. Surtout, les camions avaient repris leur rotation et ramenaient
de nouveaux " voisins " qui nous donnèrent des informations
épouvantables sur la situation en ville. Les arabes volaient, tuaient,
enlevaient tout ce qui était européen. Certains ont été
enlevés devant les grilles du port. Enfin, dans l'après-midi
un haut-parleur annonça la nouvelle tant attendue. Un bateau qui
effectuait des croisières entre la France et Israël avait
été détourné de sa route et venait à
notre secours. Ce furent des hurlements de joie.
10 juillet
On nous indiqua l'endroit où nous devions aller faire enregistrer
nos bagages. Ce fut une belle cohue une bousculade, chacun voulait être
sûr que ses affaires seraient prises en charge. Enfin vers la fin
de l'après-midi, le bateau tant attendu se présenta à
l'entrée du port sous les acclamations de cette foule qui n'en
pouvait plus d'attendre.
Voici le Phocée. C'est un magnifique bateau, tout blanc, mais
voilà, il n'y aura pas de place pour tout le monde. Il va encore
falloir faire une sélection. Les malades, les personnes âgées
et ceux qui ont de jeunes enfants en priorité. Nous nous faufilons
le mieux possible pour accéder au bateau. II faut monter au 1er
étage du bâtiment de l'amirauté par des escaliers
devenus subitement très étroits : Tout le monde veut passer
en même temps. C'est une pagaille indescriptible. Nous sommes chargés:
Papa porte une valise, Maman a Huguette au bras, et une petite valise,
Françoise a aussi sa valise ainsi que Guy: quant à moi.
j'ai mon tourne-disque en bandoulière, le poste de radio autour
du cou et une valise (seuls les matelas et la malle ont été
enregistrés). Profitant de la bousculade, des pickpockets sévissent
et Françoise se fait voler tous ses papiers dans son sac à
main, ce qui. par la suite, la priva da certaines primes gracieusement
données par le gouvernement.
Nous arrivons enfin an premier étage : il y a un guichet l'employé
s'adresse à Maman en lui disant : "Vous pouvez payer ? Maman
répond : "Quoi, il faut payer ?" - Et bien, madame, si
vous pouvez payer vous aurez une cabine, sinon vous irez dans les cales
" Maman nous regarda et lui dit "C'est d'accord ' Y a-t-il des
toilettes ? Le gars, perplexe,, lui répond " Oui, madame,
là-bas. " Alors Maman : "Un instant, je reviens".
Nous l'attendîmes pour ne pas perdre le tour. Elle ne tarde pas.
Elle eut vite fait de revenir et de poser sur le guichet les 720 francs
que ce monsieur demandait pour la traversée. Elle avait en l'idée
saugrenue de mettre les quelques économies que nous possédions
à l'intérieur de sa gaine par crainte de vol. Quelle riche
idée !
Nos billets en main nous nous dirigeons vers l'embarquement. Un matelot
nous conduisit à la cabine. Quel bonheur ! Il y avait des couchettes
et un lavabo ainsi qu'un WC. Le grand luxe, quoi ! Nous étions
rayonnantes, tous nos soucis s'étaient brusquement envolés,
nous allions enfin pouvoir faire un brin de toilette après tous
ces jours au soleil sans pouvoir se rafraîchir ni se changer ! En
suivant les coursives qui menaient à notre cabine, nous avions
remarqué un guichet ou un matelot distribuait boissons et Sandwiches.
Les adultes pourront attendre encore un peu pour se restaurer après
tout nous n'étions plus à une demi-heure prés, mais
Guy, qui n'en pouvait plus de jeûner pendant tous ces jours d'angoisse,
se précipita au guichet et revint avec un sandwich. En moins de
temps qu'il n'en faut pour le dire, il l'avait englouti. Il repartit en
chercher un autre, puis encore un autre
Je ne sais combien il en
a ainsi avalé mais on se demanda comment il avait fait pour ingurgiter
tout cela ! Il rattrapait le temps perdu
Nous rangeâmes nos affaires dans la cabine. II n'y avait pas de
couchette pour tout le monde : 4 pour 6, tant pis on s'arrangerait. C'était
quand même mieux que sur le port. Nous laissâmes les parents
et Huguette dans la cabine faire un brin de toilette et Guy, Françoise,
et moi partions nous dégourdir un peu les jambes, á la découverte
de ce paquebot (c'était la 1ère fois que nous en voyions
un de si près) Nous arrivâmes sur le pont. Nous dominions
les quais d'au moins trois étages, ces quais qui s'étaient
en partie vidés. Des camions amenaient encore du monde pour le
prochain départ.
La-bas, à l'avant du paquebot (la proue), un manège nous
mit en fureur, des dockers étaient occupés à charger
les maigres affaires rescapées par chacun de nous. Une grue descendait
un grand filet qui s'étalait sur le quai et deux hommes devaient
y déposer les objets qui se trouvaient entassés à
coté d'eux. Ils procédaient avec une telle délicatesse
que nous les entendions craquer malgré la hauteur d'où nous
étions. Je vis un gros frigo se coucher lourdement sur les mailles
du filet. Jugeant la charge suffisante, le grutier ferma le filet et le
fit monter pour déposer le contenu dans la cale. Et c'était
le même processus pour chaque chargement. Dans quel état
tout cela a-t-il été récupéré ? Tout
à coup, détournant la tête de ce spectacle peu réjouissant,
Françoise dit. " Oh, regarde là en bas ! Et bien oui,
c'étaient eux ; Lucie, Paule et Marcel qui avaient été
amenés dans la journée sur le port et qui venaient regarder
partir le premier d'une série de bateaux qui allaient nous arracher
à. notre terre natale. Soudain une sirène rugit et un haut-parleur
nous avertit que le paquebot allait appareiller. Il est plein à
craquer. Les parents nous ont rejoints sur le pont. Il y a du monde, beaucoup
de monde et nous sommes tous du même coté: chacun veut voir
Oran pour la dernière fois peut-être. Nous nous éloignons
doucement du quai, nous faisons de grands gestes à nos amis nous
ont-ils reconnus ?
La nuit n'est pas encore tombée et on devine au loin le boulevard
Front de mer, la rampe Vales. les grandes tours de la cité Perret,
les falaises de Gambette, Maraval, là-bas plus loin. Que s'y passe-t-il
? Autant de lieux qui nous sont chers. Tout autour de nous on a sorti
les mouchoirs, certains éclatant en sanglots, d'autres, plus discrets,
se contentent d'écraser une larme. Tout à coup le haut-parleur
lança un appel. Il intime l'ordre aux passagers de se répartir
sur la totalité des ponts, en effet tout le poids du même
côté fait pencher dangereusement le paquebot; la ligne de
flottaison est sous l'eau. Mais rien n'y fait, personne ne bouge.
Oran s'éloigne et s'estompe de plus en plus Santa Cruz sur la colline
du Murdjadjo est encore visible. A côte de moi mes parents sont
hagards. Je sens qu'ils étouffent de sanglots. Pour ma part, il
m'est impossible de définir ce que je ressens, une immense tristesse
mêlée à une profonde colère, une rancur
contre tous ceux qui de près ou de loin ont conduit à cette
extrémité. Tout près de moi, un monsieur crie ADIEU
ORAN! J'éclate en sanglots.
La nuit est maintenant tombée : on aperçoit encore au lointain
quelques lumières. Nous nous dispersons. Nous rejoignons notre
cabine. Ceux qui n'avaient pas encore fait leur toilette s'exécutent.
Nous venions à peine de terminer, qu'un matelot vint nous annoncer
que le dîner serait servi vers 20 heures dans la salle à
manger. Nous nous sommes regardés perplexes : "Ce n'est pas
possible, on rêve!" Tout ce luxe après toutes ces privations
! Inutile de dire qu'à l'heure prévue la salle à
manger était comble ! Il y avait un brouhaha monstre s'ajoutant
aux bruits du bateau. Chacun avait "son" histoire à raconter.
Beaucoup étaient des rescapés de la tuerie du 5 juillet,
certains ayant réussi à échapper aux hordes sanguinaires
et s'étaient réfugiés sur le port occupé par
l'armée française ; Ils n'avaient donc rien pu emporter,
ils ne possédaient que les vêtements dont ils étaient
vêtus, ignorant tout ce qui avait pu advenir au reste de leur famille
Notre voisin de table était policier à Oran. II nous raconta
que le 5 juillet alors qu'il était en service au commissariat central,
il fut soudainement investi par des arabes, tous armés : armes
à feu ou couteaux. Quelques-uns étaient en uniforme de l'ALN.
Ils firent un carnage parmi les policiers français. Lui-même
avait une large blessure à la cuisse d'un coup de couteau et malgré
cela il avait pu fausser compagnie à ses tortionnaires grâce
à sa grande connaissance des lieux. Il avait réussi à
se cacher dans une poubelle et ne sortit que le calme revenu lorsque l'armée
française put enfin intervenir et évacuer les blessés.
Sa femme n'arrêtait pas de dire que c'était un miracle...
Ils avaient une petite fille de l'âge d'Huguette et elles devinrent
copines tout le long de la traversée. Il savait déjà
qu'ils étaient mutés à Auxerre.
Et voilà que nous étions là, dans une magnifique
salle à manger avec des nappes blanches sur les tables ! Ce n'était
pas possible nous avions fait un affreux cauchemar et maintenant nous
vivions un merveilleux rêve ! Soudain, ce fut le silence : les matelots
apportaient le potage. On n'entendit plus que le bruit des cuillères
dans les assiettes. Le potage englouti avec délectation, on entendit
un Ah ! général de contentement... Puis on nous servit du
merlu en sauce blanche accompagné de riz. La suite du menu se fond
dans le lointain de mes souvenirs... On se sépara repus et contents.
Chacun regagna sa cabine. Il y avait beaucoup de fatigue et de sommeil
accumulés. On allait essayer de récupérer.
La mer était calme, on n'entendait que les craquements du paquebot
qui glissait lentement sur l'eau. Puis à l'issue de la deuxième
nuit de traversée, nous avions décidé de nous lever
tôt afin de voir approcher les côtes de ce pays qui allait
nous recevoir de force ! Accoudés au bastingage, dans le petit
matin naissant, nous sommes passés tout près du Château
d'If et des petites îles au large de Marseille. Puis là-bas,
sur la côte, la ville de Marseille s'étalait devant nous.
Et là-haut, sur la colline, Notre-Dame de la Garde, majestueuse,
trônait, dominant la ville. Que pensait-elle la Bonne Mère
de ce déferlement subit de misère ?
Nous avions quitté quelques jours auparavant Notre-Dame de Santa
Cruz qui dominait Oran, Notre-Dame de la Garde sera-t-elle désormais
notre nouvelle Madone ? Le paquebot approchait du port avec lenteur car,
paraît-il, il avait une heure à respecter. Tout le monde
était prêt, nous avions fait notre toilette, réuni
les bagages et nous attendions les ordres. Enfin, le paquebot accosta
au quai de la Joliette. Un haut-parleur diffusa des informations : nul
n'était autorisé à débarquer avant d'avoir
satisfait aux formalités " administratives ". Ce qui
voulait dire que nous devions passer dans un bureau tenu par des CRS.
Il fallait décliner son identité, répondre à
toutes les questions qu'ils voulaient bien poser, enfin toutes sortes
de tracasseries. Maman se chargea de ce sale boulot munie du livret de
famille et de sa carte d'identité ainsi que celle de Papa. Elle
dût faire de longues minutes de queue pour enfin pouvoir pénétrer
dans ce bureau et en ressortir peu de temps après. Ils ne l'ont
pas tracassée; ils ont simplement établi un fichier avec
tous les membres de la famille. Ils étaient plus pointilleux avec
les jeunes gens, les adultes non accompagnés car ils traquaient
encore le terroriste OAS qui pouvait avoir profité de cet exode.
Hélas, la pêche fut bonne car plusieurs se firent prendre
dont un copain de notre âge, originaire de Lourmel. Quand plusieurs
centaines de personnes eurent satisfait aux formalités policières,
le paquebot se mit à vomir des flots de gens complètement
déboussolés, hébétés, hagards, hirsutes
par des jours de fatigue, des nuits et des nuits sans dormir (à
même le sol au port d'Oran, puis sur le plancher du paquebot dans
les cales ou sur les ponts) sans manger, sans presque boire et surtout
sans sanitaires. Les plus vieux de cette foule jetée sur les quais
de Marseille arrivaient à peine à tenir debout. Gloire à
toi Notre-Dame de Santa Cruz qui nous permit d'effectuer un voyage agréable
au milieu de toute cette misère !
Les services sociaux avaient dressé un chapiteau et disposé
des tréteaux sur lesquels boissons et sandwiches nous étaient
destinés. La foule s'y précipita; il y eut une grande pagaille,
des bousculades. Tous ces gens abrutis par tout ce qui leur arrivait,
commençait à prendre conscience de leur nouvelle situation,
et leur colère, se mêlant à la haine d'avoir été
amenés là dans des conditions inhumaines, éclata.
Certains s'en prirent même aux pauvres membres des secours qui se
démenaient comme des diables depuis des semaines, et faisaient
de leur mieux avec de faibles moyens vite dépassés. Nous
nous approchâmes à notre tour afin de prendre qui une boisson,
qui un sandwich. Nous étions bousculés de droite et de gauche.
Finalement l'un de nous parvint jusqu'à la table et put se faire
servir boisson et casse-croûte, mais pas pour tous. Tant pis, on
partagera. Après tout nous avons moins souffert qu'eux. Nous décidâmes
de quitter ce lieu d'où montaient avec la chaleur de la mi-journée,
des odeurs fortes et acres d'urine, de transpiration, et autres excréments.
Cette foule puait le désespoir ! A l'extérieur du chapiteau,
de nouveaux tréteaux avec des banderoles indiquant toutes les administrations.
Des piles de formulaires attendaient d'être remplis. Je me dirigeais
naturellement vers celui marqué Postes. Des employés (charmants
et dévoués) me posèrent des questions et me firent
remplir un formulaire. Cela dans le but d'enregistrer ma rentrée
en métropole et de me réintégrer dans les cadres
métropolitains. Ils me dirent que dès ce jour, j'étais
mise en congé annuel d'office et que je recevrai du Ministère
des PTT une lettre m'indiquant ma nouvelle affectation. Ils me demandèrent,
mais me précisant que c'était seulement à titre indicatif,
si j'avais une préférence pour telle ou telle région
de France. Je répondis naturellement : tous les départements
du sud.
Début août je reçus en effet du Ministère des
PTT une lettre m'indiquant ma nouvelle affectation : Charolles (j'étais
presque satisfaite. Ce petit village se trouve à peu près
sur une ligne qui coupe la France en deux, à la limite du Nord
et du Sud). Toutes affaires réglées nous décidâmes
de quitter ce lieu sinistre au plus vite, de retrouver, si cela existait
encore, la civilisation. Nous montâmes les escaliers qui menaient
en ville, soudain, à mi-montée on entendit, venant de la
rampe qui surplombait les quais, un cri puissant : "Madame Médina,
madame Médina !!!" Nous nous regardâmes : qui pouvait
dans ces conditions être au courant de notre arrivée ? Levant
la tête et fouillant parmi tous ces gens qui se bousculaient pour
chercher également à retrouver un être cher, un ami,
j'aperçus et reconnus faisant de grands gestes, la petite tête
boulotte aux cheveux de geai et au regard malicieux, une ancienne camarade
de classe de Lourmel : Antoinette Guirado et sa famille (son père
était le ferblantier du village).
Nous arrivâmes en haut des escaliers, ils nous y attendaient. L'étonnement
passé, nous nous embrassâmes, heureux de retrouver des personnes
amies. Ils étaient arrivés là à Marseille
depuis plusieurs semaines et ils guettaient chaque arrivée de bateau
afin d'y retrouver des connaissances. Ils étaient hébergés
dans un "Centre de Regroupement". Ce n'était pas la joie,
comme ils disaient, mais ils avaient le coucher et la nourriture et jusqu'à
présent, s'en étaient bien sortis. Mais avec les nouveaux
arrivants qui affluaient depuis que la grève était terminée,
le camp commençait à être saturé et la vie
y devenait plus dure. Ils avaient fait des démarches pour avoir
au moins un logement sinon un travail, mais le Maire de Marseille étant
hostile à notre arrivée, traînait les pieds pour trouver
des solutions.
Ils avaient quitté Lourmel parce que la situation n'y était
plus possible. Leur sécurité était de moins en moins
assurée. Même les arabes du village qui connaissaient les
européens depuis des générations, étaient
devenus hostiles aux Français (il en allait de leur propre vie,
le FLN veillait !). Alors ils traversèrent la mer comme tant de
milliers de compatriotes et, n'ayant aucun point de chute en métropole,
ils attendaient, avec beaucoup de patience que l'administration veuille
bien leur trouver une solution.
Il y eut des centaines de milliers de pauvres gens dans ce cas qui croupirent
pendant des mois dans des camps de fortune. L'hiver 1962 fut très
rude; partout des températures négatives (jusqu'à
moins 20 parfois) beaucoup moururent de dénuement et de désespoir.
Puis, petit à petit, on trouva des solutions pour les uns. D'autres
partirent à l'étranger. Beaucoup, comme nous, se débrouillèrent
tout seul.
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