Dimanche 1 er juillet
Je suis inscrit dans un petit village à quinze kilomètres
d'Oran, Misserghin, où nous avons une propriété.
En cette journée de référendum, nous voici donc de
bonne heure sur la route, mon beau-frère et moi. D'habitude si
fréquentée, cette route est aujourd'hui déserte.
A Misserghin, un barrage interdit l'entrée du village. Les militaires
FLN, en tenue, le gardent. Nous avançons prudemment «On ne
passe pas! C'est interdit. -Mais nous venons voter !» Ces paroles
jettent le plus grand trouble. Finalement on soulève la barrière
et nous arrivons sur la place de la mairie, envahie de burnous blancs:
pas un seul Européen. Environ deux centsMusulmans font lla queue
pour voter. Nous nous mettons à la suite, attendant notre tour.
Nous n'y sommes pas depuis une minute qu'un délégué
du FLN vient nous chercher pour nous faire passer devant tous les autres.
Colonialisme pas (encore) mort.
...Nous appréhendons le retour en ville... mais nous retrouvons
Oran très calme. Dans les quartiers européens il n'y a pratiquement
personne. Chacun attend derrière ses volets de voir ce, qui se
passe. Vers midi, devant le calme, les Français commenceront à
sortir, mais ils hésiteront encore à aller voter.
Jeudi 5 juillet
Les premiers jours de l'Algérie algérienne sont des jours
de fête. Chacun, Européen et Musulman, savoure la paix retrouvée.
Peu à peu les Français reprennent confiance. Le spectre
de l'affrontement des communautés s'éloigne. La fête
officielle de l'Indépendance est fixée au 5 juillet. Pendant
cinq jours, désoeuvrés, les gens boivent, s'excitent. Brusquement,
au matin du 5, vers 11 heures, des coups de feu éclatent à
Oran: la chasse à l'Européen commence. Dans toutes les rues
du centre-ville, hommes, femmes, enfants sont tués ou enlevés.
Situé près de la mairie, l'immeuble de notre journal sert
de refuge aux Européens. Dans le hall aux lourdes colonnes, la
foule est affolée et pleure.
. La terreur dure jusqu'à 17 heures, c'est-à-dire jusqu'à
ce que l'armée française -à la demande des dirigeants
du FLN -sorte des casernes. Quant aux «gendarmes rouges» et
CRS, dont la vue seule suffisait à mettre en transe les Oranais,
ils passent en quelques instants de l'état de bourreaux à
celui de sauveurs. La police est la meilleure ou la pire des choses: tout
dépend sur qui elle frappe.
...Durant cette journée sombre, de nombreux Musulmans aident et
sauvent des Français. Mais le mal fait le 5 juillet ne se mesure
pas seulement au nombre des victimes. Dès le lendemain, les quais,
l'aéroport, revoient les mêmes foules qu'en juin. On ne peut
concevoir de vivre dans un pays où de telles journées peuvent
se reproduire. La police algérienne essaie de mettre fin au règne
des bandes qui écument la ville. Quelques jours après, elle
arrête des suspects et les montre à la presse. Certains,
pris en flagrant, sont fusillés...
Témoignage d'un journaliste de L'Echo d'Oran, recueilli par Marcelle
Routier, extrait de Derrière eux, le soleil. Stock éd. 1974.
C'est le 5 juillet à Oran qu'on a connu la journée la plus
meurtrière de l'Algérie : 597 Européens égorgés,
2000 musulmans tués.
C'est le chiffre officiel des corps reconnus; il ne tient pas compte des
disparus, pour la plupart jamais retrouvés et, plus particulièrement,
de ceux du Petit Lac et du Village Nègre. Les fêtes de l'Indépendance
ont duré cinq jours. C'était du délire, une joie
démentielle. Le 5, la fête officielle s'est déroulée
sur la place d'Armes. Les locaux du journal étaient un des rares
endroits encore gardés par l'armée françaisè
(six militaires). Une protection dérisoire, les ordres -«n'intervenir
en aucun cas» -et les cartouchières vides la rendaient vaine,
mais c'était quand même. un lieu tabou. La fête s'est
envenimée brusquement. Les versions sont multiples. Il semblerait
que ce soit des coups de feu, tirés entre l'ALN et d'autres partisans,
qui aient déclenché cette débauche de violence. Quand
les tueries ont commencé, les gens qui se trouvaient dans les rues
proches de L'Echo d'Oran ont reflué vers lui. Dans notre hall immense,
il y avait tellement de monde tassé, que de nombreuses personnes
ont eu des syncopes provoquées par le manque d'air. Les renseignements
qui me parvenaient de l'extérieur étaient tels que je ne
pensais pas qu'il serait possible d'en faire état, d'utiliser ces
informations pour le numéro suivant du journal. Je ne pensais pas
non plus que nous pourrions paraître. En fait L'Echo ne ressortira
que le 9 juillet.
Le 5 en fin de journée, on me passe une communication: «Un
commissaire de police vous demande. -Ici Ahmed ben V... C'était
un ancien standardiste du journal, un garçon charmant. Il me dit
:Nous avons un dénommé B... Est-il de chez vous ? -Oui -Bien,
alors je le ramène moi-même». A trois reprises, le
commissaire m'a téléphoné et a accompagné
des gens jusqu'au journal. Je précise qu'en agissant ainsi il prenait
un très gros risque. C'est pour moi la preuve qu'il pouvait y avoir
un sentiment de fraternité entre les Arabes et les Français.
Une foule déchaînée, fanatisée, est capable
des pires atrocités, mais il est indéniable que les ressortissants
français n'ont pas été protégés par
leur gouvernement. C'est donc lui qui est à blâmer.
Ce soir-là, je me suis senti une lourde responsabilité,
et j'ai souhaité égoïstement que parmi les tués
et les disparus ne figure jamais quelqu'un à qui j'avais assuré
qu'il n'y avait aucune raison de partir, de quitter l'Algérie.
Comme je l'avais fait pour ce garçon de restaurant l'avant-veille
: «Alors, monsieur D..., vous qui êtes bien renseigné,
on reste ? -Restez !» Quelle responsabilité...
J'ai aussi assisté à une scène particulièrement
révoltante: j'ai vu des gens en proie à la terreur tenter
de grimper dans des camions militaires français qui passaient;
ils ont été repoussés à coups de crosse...
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