5 juillet. 11 h
Le sirocco s'est levé, depuis quelques minutes et, bien que nous
roulions sur la route de Tlemcen à Oran à plus de 100 à
l'heure, l'air qui nous fouette est brûlant. A la sortie d'un petit
village écrasé de chaleur, nous sommesarrêtés
par deux soldats de l'ALN qui portent des mitraillettes tchèques
en travers de la poitrine. Lun d'eux s'approche, entre sa tête dans
la voiture et avec un grand sourire nous serre la main à tour de
rôle; nous repartons.
12h20 -Dans les faubourgs d'Oran, autre barrage. Brusquement, il n'est
plus question d'amabilité. Un soldat de l'ALN ouvre ma portière
avec violence, et me fait littéralement tourbillonner hors de la
voiture. Là, il me pose sa mitraillette sur le ventre pendant qu'un
autre me fait lever les bras et me fouille de la tête ( aux pieds.
Mon collègue Biot, se fâche: -Enfin, qu'est-ce qui vous prend
? Nous sommes journalistes. Aussitôt, changement d'attitude. La
mitraillette s'abaisse: -Il y a eu des coups de feu devant la mairie m'explique
le soldat. Il y a beaucoup de blessés et beaucoup de morts; ça
tire encore en ce moment. Nous sommes stupéfaits. Je demande: -Oui
a tiré ? - C'est l'OAS, bien sûr. Au loin, nous entendons
crépiter des coups de feu ponctués d'explosions.
. 12h50 -Nous roulons au pas. Notre hôtel n'est qu'à 500
mètres, mais il me semble qu'il nous faudra des heures pour y parvenir.
Autour de nous, des soldats musulmans embusqués dans les porches
des maisons tirent à l'aveuglette.
.12h55 -Nous embouchons le boulevard du 2e Zouaves. Une mitrailleuse lourde
se déchaîne, puis une autre. Nous restons paraIysés.
Puis, brusquement, je réalise et je me mets à brailler:
-Mais, bon sang, c'est sur nous qu'ils tirent! -Marche arrière,
crie Biot. La voiture bondit en arrière dans un hurlement de pignons.
Nous virons à toute allure, en marche arrière. Je bloque
les quatre roues, moteur calé. Nous nous précipitons vers
un porche. Tout cela n'a pas duré plus de cinq secondes. Nous n'avons
pas le temps de souffler. -Haut les mains ! Nos bras jaillissent vers
le ciel. Je crie: -Nous sommes journalistes. Lautre (un ATO à mitraillette)
se fige aussitôt et nous exécute un irréprochable
«présentez armes».
13h -L'ATO est monté sur le capot de la voiture et nous dirige
vers le Commissariat central: -Là-bas, vous serez en sécurité,
dit-il. En fait, à peine arrivés, nous nous retrouvons tous
à plat ventre sous les balles qui viennent d'on ne sait où.
13h20- Nous avons trouvé refuge dans une caserne de zouaves...
Un cadavre est écroulé devant la porte de la caserne. C'est
un musulman que d'autres civils musulmans ont poursuivi jusqu'ici. Avant
même que les zouaves aient eu le temps d'intervenir, le malheureux
a été abattu d'une balle de revolver, puis achevé
à coups de crosse et à coups de couteau. Le corps n'a plus
rien d'humain. La tête est à moitié arrachée.
14h -A l'abri dans la caserne, nous montons sur la terrasse et, à
la jumelle, nous regardons ce qui se passe: les voitures fouillées,
les ambulances de la Force locale qui passent, hérissées
de mitraillettes. Vers le quartier Saint-Eugène, un vacarme énorme
se déclenche. Mortiers, grenades, mitrailleuses lourdes, tout y
passe. Une demi-heure plus tard, on tire toujours à Saint-Eugène.
De notre côté, les choses semblent calmées. A la jumelle,
je vois deux soldats français fouillés par des civils musulmans
en armes.
15h -Un capitaine qui commande un détachement de zouaves a réussi
à faire libérer les Européens retenus prisonniers
par les ATC au Commissariat central.
15h15 -Je vois une longue colonne d'Européens qui remontent la
rue, plus de quatre cent. Les visages sont durs, fermés, certains
tuméfiés. La colonne est silencieuse. C'est un spectacle
poignant. A 15h30, les tirs se sont tus.
17h30 -Les rues sont désertes. Le lendemain, on cherche
des explications. Quel est le bilan ? Comment la fusillade a-t-elle démarré
? Sur les causes de la fusillade, il court deux versions différentes.
On parle, bien sûr, d'une provocation OAS, mais cela semble peu
vraisemblable. Il n'y a plus de commandos, ou presque, parmi les Européens
qui sontdemeurés à Oran... On parle aussi de règlements
de comptes politiques entre musulmans. Or, on raconte en ville que, durant
la nuit du 5 au 6, nombre de musulmans ont été collés
au mur en ville arabe et fusillés. On ajoute que parmi eux, il
n'y avait pas que des pillards. Ceci tendrait donc à confirmer
la thèse du règlement de comptes. Peut-être s'agit-il
tout simplement d'un coup de feu lâché par inadvertance ou
par enthousiasme par l'un de ces nombreux jeunes musulmans qui étaient
descendus en ville avec un revolver passé dans la ceinture ? Déjà
au soir du 1 er juillet, on dénombrait un grand nombre de morts
et de blessés en ville musulmane, morts et blessés simplement
victimes de fantasias.
Ce qui est certain, c'est que cette fusillade fut le résultat d'une
crise d'hystérie collective durant laquelle les coups de feu partirent
dans tous les sens. Un autre élément est le fait que quinze
cadavres européens qui se trouvent à l'hôpital civil
d'Oran, treize ne portent pas de blessures par balle, mais ont bien été
tués à coups de couteau. Quant au bilan des morts et des
blessés, on ne saura jamais avec certitude ce qu'il en a été.
Les victimes musulmanes furent immédiatement emportées en
ville arabe et, comme le Coran le prescrit, enterrées le jour même;
il est demeuré impossible de faire un dénombrement exact
des victimes...
NDLR. Si les coups de feu peuvent être le signe indéniable
de tirs contre des maisons ou des véhicules ou d'exécutions
d'Européens, les bruits d'armes lourdes, comme mortiers ou mitrailleuse,
cités par plusieurs témoignages, concernent autre chose...
On sait que des postes de garde de l'armée française, comme
celui de la gare, ont riposté à des attaques de la part
de quelques musulmans; on n'a pas de témoignages qu'ils aient utilisé
des armes lourdes, dont ils n'étaient pas munis. S'il y a eu des
règlements de comptes entre factions de l'ALN, ou entre l'ALN et
des bandes incontrôlées, les autorités algériennes
se sont bien gardées d'en faire le commentaire...
|